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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Le journalisme au temps de Greta

Par Isabelle Paré

 

L’Australie transformée en cendrier géant, l'armée canadienne appelée en renfort pour déterrer Terre-Neuve noyé sous la neige, des milliers de Québécois qui continuent de colmater les brèches moisies de leurs maisons inondées…

Les sursauts du climat n’ont pas fini de faire courir les médias, et il faudra s’y faire. La « game a changé », comme on dit dans le métier. Hier, famines et guerres avaient la mainmise sur les gros titres. Aujourd’hui, les catastrophes naturelles dopées au carbone recraché par l’humanité se disputent la manchette. L’avancée inexorable de la crise climatique se fait chaque jour plus implacable. Comme journaliste, cela bouscule déjà nos priorités de couverture et nos façons de faire.

 

À l’évidence, la crise du climat s’invitera partout, même dans des secteurs restés trop longtemps étanches aux considérations environnementales. Politique, économie, éducation, habitation, santé, immigration : pas un secteur de l’actualité n’échappe désormais aux contrecoups du dérèglement planétaire. Peut-on encore accorder plus de temps d'antenne aux déguisements du Premier ministre qu'aux incohérences climatiques de son gouvernement ? Pour tout journaliste, savoir jongler avec les gigatonnes de CO2 et maîtriser l'ABC de l’économie carbone deviendront des incontournables du coffre à outils.

 

En fait-on assez ?

Ces derniers mois, quand l’Amazonie ou l’Australie se consumaient, que les images de koalas calcinés déferlaient sur les réseaux sociaux, les médias étaient sur la ligne de front. Avec raison.

Mais combien d'autres acteurs de cette crise silencieuse restent dans l’angle mort des médias ? Obnubilés par la couverture spectaculaire des catastrophes, évacuons-nous trop vite de nos topos et reportages les origines, les causes, voire même ceux qui soufflent sur les braises de ces désastres ? Ici, au Québec et au Canada, quand braque-t-on nos micros sur les géants du carbone qui pèsent de toutes leurs mégatonnes dans la débâcle climatique ? Il n’y a pas que les acteurs politiques qu’il faut talonner. L’an dernier, le quotidien britannique The Guardian révélait que 20 entreprises sont à l’origine du tiers des émissions mondiales de GES. Vingt.

 

La dinde ou la farce ?

 Les accès de fièvre de la planète sont désormais un « enjeu déterminant de notre époque », invoquait en 2019 The Guardian pour accroître de façon substantielle sa couverture de l’« urgence climatique ».

Et pourtant. Un matin gris de décembre dernier, petit sursaut de déprime professionnelle : des médias québécois en pinçaient pour les tribulations d'une dinde caractérielle à Saint-Prosper. Le même jour, la plupart passaient sous silence un rapport scientifique avançant que le point de non-retour était sur le point d'être franchi - rien que ça - pour la cryosphère et les calottes polaires. Surréaliste !

 

Les mots pour le dire

Le monde est bousculé, nos réalités, nos priorités et même notre vocabulaire, comme journalistes, sont remis en question. En 2018, « urgence climatique » était couronné parmi les vocables de l’année par le dictionnaire Oxford. Les mièvres termes tels que « changements climatiques » suffisent-ils encore à traduire l’urgence du moment ? « Effondrement global » ou « chaos climatique » seraient-ils plus explicites ?* Trop catastrophistes ? À quelques années de l’échéance prévue pour éviter l'emballement irréversible du thermomètre, la modération a-t-elle vraiment meilleur goût ? Sert-elle l'intérêt public ? Autant de questions dans lesquelles nous propulse le journalisme à l’ère de l’anthropocène.

 

Crise en direct

En septembre dernier, 380 médias du monde entier se sont ralliés au projet Covering Climate Now, pour donner plus d’écho au sommet de l’ONU sur le climat et aux manifestations monstres survenues sur tous les continents.

En sept jours, le projet a permis la diffusion de 3640 articles et reportages liés à l'urgence climatique, 70 000 tweets et des milliers de photos, rejoignant un milliard de personnes. Au Canada, une poignée de médias et de journaux locaux ont aussi emboité le pas... durant une semaine. Le reste du temps ?

 

Le 6 mai dernier, la chaîne américaine ABC a dédié en 24 heures plus de temps d’antenne à la naissance du bébé royal Archie que celui accordé en un an à l’ensemble des enjeux climatiques, selon Media Matters for America. Bébé Archie 1, planète 0. Shocking indeed !

 

Et ici ? Fin septembre (du 16 au 23 septembre), le blackface de Justin Trudeau a généré quatre fois plus de reportages que le lancement du fameux rendez-vous mondial sur le climat, selon Influence Communication. Quand la démocratie est attaquée, les droits humains bafoués, les médias rugissent et se posent en chien de garde. Quand la communauté scientifique prédit un « risque d’effondrement des systèmes vivants », le rôle et la responsabilité qui incombent aux médias sont plus vitaux et plus immenses que jamais.

 

Éclairer, vulgariser, démêler le vrai du faux et l’écheveau complexe de l’urgence climatique : les journalistes d’aujourd’hui peuvent faire la différence et doivent mettre en relief les mille facettes de la crise environnementale qui se joue, en direct, sous nos yeux.

 

Car, si les médias n'en font pas plus - et mieux - pour faire partie de la solution, on pourra à très court terme dire qu’ils ont fait partie du problème.

 

* Rapportée dans l'édition du 29 avril 2019 de Grist, l'étude réalisée par SPARK Neuro démontre que l'usage du terme crise climatique obtient 60 % plus d'attention que changement climatique. La firme spécialisée en neurosciences évalue les réactions émotionnelles et physiques du public à divers contenus informatifs ou publicitaires. https://grist.org/article/why-your-brain-doesnt-register-the-words-climate-change/

 

-30-

 

Isabelle Paré est journaliste au Devoir depuis 30 ans. Diplômée en droit, elle a assuré la couverture de plusieurs secteurs de l’actualité au fil des ans, dont la politique municipale, les affaires sociales, l’éducation, la santé et la culture. Elle supervise et participe aujourd’hui à l’élaboration du contenu des dossiers hebdomadaires. Avec un intérêt accru pour les reportages de fond, elle continue de couvrir divers sujets d’actualité. Elle a remporté un prix Judith-Jasmin («Reportage long – Presse écrite») en 2000.

 

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

 

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