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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

La dictature du clic

Par Steeve Paradis

Je viens d’une époque antédiluvienne où Internet était inconnu du public et était exclusivement réservé à quelques rares chercheurs sur la planète, isolés dans leur université ou leur centre de recherche.

Les démarches journalistiques d’acquisition d’information se faisaient alors par téléphone, par consultation d’archives sur microfiches ou, encore plus préhistorique, en se rendant directement sur place pour rencontrer des gens. 

Aujourd’hui, tout a totalement changé. Le World Wide Web a bouleversé nos vies et nos façons de travailler. Je ne m’étendrai pas sur le sujet car vous en savez autant que moi là-dessus, sinon plus. Le Web a également entraîné la naissance de créatures qui ont échappé au contrôle de leurs maîtres. J’ai nommé les réseaux sociaux, particulièrement Facebook.

 

Tous autant que nous sommes (s’il y a des exceptions, j’aimerais bien les connaître), nous nourrissons la bête avec nos nouvelles. Pourtant, cette bête nous arrache à peu près à tous l’oxygène dont nous avons besoin pour survivre, les revenus publicitaires. Mais ça, c’est une autre histoire.

 

Dorénavant, pour attirer des annonceurs, il ne sert à rien de mettre de l’avant le nombre de copies papier distribuées ou vendues. Le petit commerçant local s’en préoccupe, oui, mais l’annonceur de plus grande envergure n’en a cure. Ce qu’il veut voir, c’est le nombre de clics générés sur la Toile par votre média.

 

Évidemment, nos médias respectifs n’ont guère le choix de prendre le virage numérique s’ils désirent survivre. Dans le groupe de presse où j’œuvre, groupe qui compte quatre hebdos, nous entreprenons d’ailleurs une vaste réforme de nos manières de diffuser la nouvelle, accompagnée de formations pour tous les journalistes afin de répondre aux exigences du numérique.

 

Certains collègues s’interrogent. Peut-on garder la même rigueur quand l’objectif est de décrocher le fameux sésame qui intéresse les annonceurs, soit le clic ? Est-ce nécessaire d’aller au fond des choses si le lecteur se désintéresse d’un texte après avoir lu trois ou quatre paragraphes ? C’est pourtant ce que nos statistiques nous disent.

 

Les dossiers de fond, beaucoup trop onéreux à produire, autant en temps qu’en argent, pour ce qu’il rapporte en clics font aussi partie de la question. La tyrannie des réseaux sociaux nous force à nous interroger là-dessus. La réflexion s’amorce à peine.

 

Ce qui génère des clics, vous le savez tous, c’est principalement le bon vieux fait divers et l’anecdote. La nature humaine est ainsi faite. Dans les trois dernières semaines précédant l’écriture de ce papier, les histoires les plus cliquées dans mon hebdo sont deux accidents de la route, une histoire de chiens mal attachés et un groupe de gagnants à la loterie.

 

Dans trois des quatre cas, ce sont des sujets qui ont pris moins de 15 minutes à être traités. Des dossiers plus importants pour l’avenir de la région et pour son développement ont été pratiquement occultés, du moins si on se fie au total des clics.

 

Est-ce à dire qu’éventuellement, le taux de lecture d’un texte sur les réseaux sociaux va influencer le type de sujets couverts ? J’ose croire que non, mais j’estime qu’il est nécessaire de se poser la question.

 

Prenons exemple sur la crise du coronavirus qui, soyons sérieux, concerne principalement la Chine. À mon avis, il n’est guère pertinent de savoir que dans le fin fond de la Saskatchewan, de l’Abitibi ou de la Côte-Nord, où les Chinois sont assez rares et les vols directs vers Wuhan encore plus, quelqu’un s’inquiète d’être infecté. Mais écrivez coronavirus et vous aurez des clics.

 

Une collègue a même été approchée par une dame, qui se disait craintive à propos du retour prochain des propriétaires d’un restaurant chinois de Baie-Comeau, en voyage d’agrément en Chine.

 

Cette dame insistait pour qu’on contacte les autorités pour savoir ce qu’elles feront au retour de ces deux personnes. Si elles ne sont pas malades, il n’y a rien à rapporter, madame. Autrement, ce serait du pur sensationnalisme, voire de la xénophobie.

 

Je vous entends déjà dire que les réseaux sociaux décuplent l’auditoire, et vous avez tout à fait raison. Nos statistiques démontrent d’ailleurs que nous avons pratiquement autant de lecteurs dans notre marché local qu’à Montréal, ce qui ne serait évidemment pas possible sans Internet.

 

Ahhh! Ça doit être pour ça que les annonceurs nationaux veulent connaître notre nombre de clics! Mais j’ai quand même hâte de voir où tout ça va nous mener.

 

-30-

 

Dans le métier depuis près de 30 ans, Steeve Paradis est journaliste et directeur de l’information à l’hebdomadaire Le Manic, à Baie-Comeau. Il est aussi collaborateur pour la Côte-Nord pour le quotidien Le Soleil.

 

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur(e). La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

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