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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Garder le fort de l'impartialité

Par Luc Chartrand

En dehors du Québec, un vent de revendications souffle pour que l’on permette davantage l’expression des opinions des journalistes de Radio-Canada/CBC. Attention à l’ouverture d’une telle boîte de Pandore !

Au sein de la CBC, la question raciale ébranle ces jours-ci les colonnes du temple de l’information.

Parmi les déclencheurs, la démission en juin de Christine Grenier, une animatrice de la radio de la CBC au Yukon. Membre de la nation Ta’an Kwäch’än, Mme Grenier a soutenu en ondes, en annonçant son départ, que les Normes et pratiques journalistiques de la CBC (qui sont aussi celles de Radio-Canada) l’empêchaient de témoigner ouvertement et subjectivement de l’expérience autochtone.

Dans un contexte où le racisme est mis à nu à travers l’Amérique, l’affaire a réveillé des passions. Dans les salles de rédaction de la CBC, des journalistes noirs ont crié leur indignation longtemps refoulée face à certains travers de la couverture qui donnerait, selon eux, toujours prédominance au point de vue policier dans les affaires impliquant des conflits avec des minorités visibles, et ce, sous prétexte d’équilibre.

L’hypersensibilité des relations raciales a de nouveau été révélée en juin par la suspension de l’animatrice senior Wendy Mesley dénoncée par des collègues pour avoir utilisé le mot « nègre » en certaines occasions, y compris (mais pas seulement) pour citer l’ouvrage de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique.

Ce séisme qui traverse les salles de rédaction de tout le continent depuis la mort de George Floyd et la résurgence du mouvement Black Lives Matter, atteindra le Québec aussi sûrement que le débat sur l’appropriation culturelle.
 

Le diffuseur public doit-il revoir ses normes ?

Parmi les revendications, plusieurs collègues (membres de minorités visibles ou solidaires de leur démarche) veulent que les Normes et pratiques journalistiques (NPJ) publiques soient réinterprétées de manière à leur permettre « l’expression de leur humanité », que ce soit en participant ouvertement à des manifestations comme celles de Black Lives Matter ou en partageant leur indignation sur les réseaux sociaux sans crainte d’être réprimandés.

Une lettre collective signée par 236 employés a été remise à la direction : « … ce sont les NPJ elles-mêmes, qui exigent que les employés adoptent la vision du monde des personnes blanches de la classe moyenne pour pouvoir être considérés comme étant « objectifs »

Devant cette fronde, la direction du réseau anglais a annoncé un « réexamen » des fameuses Normes et pratiques journalistiques. Brodie Fenlon, rédacteur en chef des nouvelles à la CBC, se questionne: « Est-ce que nos définitions de l’objectivité, de l’équilibre, de l’équité et de l’impartialité - et notre exigence voulant que les journalistes n’expriment pas leurs opinions personnelles sur les sujets que nous couvrons - vont à l’encontre de nos objectifs d’inclusion (…) ? »

Jusqu’ici, cette remise en question est reçue tièdement au réseau français de Radio-Canada. Et comme on ne changera pas le socle commun que constituent les Normes et pratiques journalistiques sans le consensus des deux réseaux, le réexamen desdites normes risque de faire long feu. Mais le débat est lancé…

Le service de l’information de Radio-Canada vient incidemment de commander un sondage auprès de ses journalistes pour mesurer leur degré d’attachement aux Normes et pour vérifier jusqu’à quel point ceux-ci se sentent appelés par le besoin de manifester ou d’exprimer leurs opinions. Les résultats devraient être connus cet automne.

Pour avoir personnellement collaboré à la dernière mise à jour de ces normes radio-canadiennes, je vois très mal en quoi elles peuvent contribuer à la suprématie blanche. Ces normes sont en fait un code déontologique de bonne pratique du métier qui repose sur quelques piliers dont, en particulier, l’impartialité et l’équilibre dans le traitement de l’information. Comme il s’agit d’un code de pratique dans le service public - donc au service de tous les citoyens et contribuables - l’expression des opinions des journalistes, sur la place publique, y est découragée. C’est le devoir de réserve.
 

Quelles sensibilités serait-il légitime de claironner ?

Comme tout le monde, les journalistes ont des opinions, des sensibilités et des préjugés. L’envie de taper sur des casseroles peut les habiter. Peuvent-ils s’y adonner s’ils ont à couvrir la manifestation ? La plupart d’entre nous répondraient « Non ». Peuvent-ils le faire même s’ils ne sont pas affectés à cette couverture comme certains de leurs camarades? Non plus.

Y a-t-il des exceptions? Des moments où, par solidarité ou par humanité toute simple, on puisse déroger à ce principe ? Comme par exemple poser un genou à terre et s’incliner pendant plus de trois minutes pour la mémoire de George Floyd? Oui, sans doute.

Mais il faut tracer une ligne et elle doit s’arrêter ici.

Les causes ne s’équivalent pas toutes, n’est-ce pas ? Mais qui en décide ?

Jusqu’ici, les revendications pour une plus grande expression d’opinions sont venues, outre-Outaouais, surtout des Noirs et des Autochtones, deux groupes qui subissent plus que leur part d’un racisme abject. D’où ce cri du cœur qui demande à pouvoir participer ouvertement au débat public et à l’action de mobilisation sur ces sujets.

Mais qui devrait avoir accès à ces exemptions et dérogations aux critères de l’impartialité ? À Montréal, le service de l’information de Radio-Canada compte de plus en plus de musulmans. Aurait-il été acceptable que ceux qui se sentaient blessés « dans leur humanité » par la Charte des valeurs se servent des plates-formes publiques pour le dire ? Et, après eux, ceux des musulmans qui adhéraient à la vision de la laïcité de la même Charte ?

Cette ouverture est celle d’une boîte de Pandore.

Et voici un autre enjeu lié au tri de ceux qui pourraient exprimer leurs opinions : qui peut couvrir quoi ?

Une des journalistes de la CBC engagées dans ce débat, Omayra Issa, de Saskatoon, affirme dans un texte sur la couverture de Black Lives Matter : « Aujourd’hui, au Canada comme ailleurs, les journalistes noirs sont les mieux placés professionnellement pour produire des reportages et analyses pertinents, forts et précis de ces enjeux critiques. »

Est-ce à dire qu’il faudrait affecter des reporters en fonction de leur race ?

 

Le « je » des minorités

Dans le débat déclenché à la CBC, il est aussi beaucoup question de l’expression du « je » dans le travail des journalistes. Les collègues noirs et autochtones en particulier ressentent - avec raison pourrait-on dire - le besoin de témoigner de leurs expériences de minoritaires trop longtemps passées sous silence.

Or, l’expression de témoignages fondés sur l’expérience personnelle n’est nullement empêchée par les Normes et pratiques journalistiques. Rien ne les interdit. Ils sont par nature des exercices rares, qui ne doivent pas être confondus avec des éditoriaux.

Pendant notre couverture de la guerre en Syrie, en 2012, Radio-Canada nous encourageait, mon camarade Akli Aït Abdallah et moi, à raconter, en marge de nos reportages, des récits au « je » sur notre site Web. Plus récemment, Anne Panasuk, Anne-Marie Dussault, Marc Laurendeau ou Annie Durocher, ont produit des récits très personnels en mode balado. La question intéressante est de savoir à qui Radio-Canada/CBC accorde ce droit de parole privilégié.

Quand entend-on des balados de Noirs sur des sujets « de Noirs »? Ou d’Autochtones sur des enjeux autochtones ? Je n’en ai jamais eu l’occasion…

C’est un bon exemple de « racisme systémique » : personne n’est contre en principe, mais l’argument de la cote d’écoute aura tôt fait de reléguer aux oubliettes le récit personnel d’un collègue d’origine haïtienne qui s’est fait interpeler deux fois plutôt qu’une par la police alors qu’il marchait simplement sur la rue.

La sous-représentation médiatique des minorités n’est pas le résultat de mauvaises normes soi-disant vouées au maintien de la suprématie blanche. Cette sous-représentation s’explique par le fait que les postes de décision dans nos organisations - chefs de pupitre, rédaction en chef, direction - sont encore très homogènes. Malgré un rattrapage louable (et à poursuivre) dans l’embauche de jeunes issus des minorités qui a été fait ces dernières années à Radio-Canada et dans d’autres rédactions, l’accès aux centres de décision est une bataille qui est loin d’être terminée.

Face au vent de remise en question qui monte, Radio-Canada doit, paradoxalement, « garder le fort » tout en ouvrant la porte davantage. C’est-à-dire protéger farouchement le socle de sa crédibilité que constituent ses Normes et pratiques journalistiques tout en accélérant l’accès aux postes supérieurs à des individus qui reflètent la diversité de la société.

Ce sont deux façons non contradictoires d’être un service public.

 

-30-

 

Luc Chartrand est journaliste à l'émission Enquête de Radio-Canada. Après avoir travaillé en presse écrite, notamment au magazine L’actualité, Luc Chartrand travaille à Radio-Canada depuis 2000. Il a été notamment correspondant pour l’Europe et pour le Moyen-Orient. Il a remporté de nombreux prix de journalisme.

 

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur(e). La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

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