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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Faire parler les chiffres

Par Isabelle Paré

Depuis plus de deux mois, deux chiffres ouvrent inexorablement les points de presse du gouvernement. Le décompte quotidien de cas recensés de COVID-19 au Québec, suivi de celui des nouveaux décès. Un tandem qui bat jour après jour le rythme des manchettes et des alertes sur les plateformes de l’ensemble des médias.

Au quotidien, cette ritournelle mathématique rappelle durement l’avancée inexorable du virus. Le 25 mars, à cette époque antédiluvienne où le Québec se targuait encore d’être un des champions de la lutte au coronavirus, la province déclarait autour de 2800 cas positifs. Pas un décès. On frise aujourd’hui la barre des 50 000 cas et le compteur funeste approche le cap des 4500 morts, après plus de deux mois de confinement généralisé à Montréal.
 

Cacher ce chiffre que l’on ne saurait voir

Des chiffres, encore des chiffres, toujours des chiffres. Le problème derrière cette cascade arithmétique, c’est que les chiffres, on l’a vu, peuvent aussi être un puissant outil de désinformation, ou de mauvaise information, pour être plus magnanime.

Car, au tableau national du nombre de cas recensés, la palme du plus bas chiffre révèle soit une capacité extraordinaire à contrôler le virus, ou carrément un échec des capacités de dépistage comme cela semble être le cas en Russie, au Brésil, ou même en Ontario. Comme quoi on peut tout faire dire aux chiffres, et surtout ce que l’on veut bien.

On sait maintenant que les cas déclarés ne sont que la pointe ténue d’une montagne cachée, jusqu’à 10 à 15 fois plus imposante, estiment chercheurs et experts en épidémiologie. Or, le nombre de cas et de morts absolus continuent d’être servis en pâture quotidienne aux médias, sans autre forme de lien avec la taille de notre population. Cet indicateur plus que bancal demeure l’étalon doré pour témoigner de la « réalité ». Trop compliqués, les vrais chiffres ?

Personne n’est plus dupe : seuls les taux de décès ou de surmortalité révèlent la réelle avancée de l’épidémie sur le terrain. Il a fallu des semaines pour que le site du gouvernement du Québec affiche le taux de décès par million ou par 100 000 habitants, un indicateur beaucoup plus solide de la progression du virus que des nombres absolus, balancés hors contexte. Et encore.

On voit aujourd’hui grâce à ces taux (imparfaits) que le Québec devance la France, et caracole même devant l’Italie dans le peloton de tête des mauvais élèves traînant le plus haut taux de mortalité par rapport à leur population. Or, ces chiffres continuent d’être enfouis au troisième sous-sol des données gouvernementales. Jamais mis de l’avant dans les points de presse. Heureusement, les médias se sont affairés à extraire le pur jus de ce portrait grossier, usant notamment de la force de leurs journalistes de données pour éclaircir le brouillard des statistiques gouvernementales.


 

Néolithique de l’information

On le voit, le Québec se situe à l’âge de pierre en matière d’accès aux données et aux statistiques. Un tableau qui donne à penser qu’on fait la guerre au virus à coups de lance-pierre et de flèches.

Pour les médias, c’est toujours le silence radio sur le type d’emplois des personnes infectées, leur profil socio-économique ou ethnique, la source probable de l’infection, leurs principaux symptômes et facteurs de risque, et plus encore. Bref, sur le visage humain de cette épidémie qui n’est pas qu’une crise sanitaire, mais d’abord une crise sociale et humaine.

Ces données sont pourtant accessibles, notamment en Alberta et en partie en Ontario. En France ou aux États-Unis, le public et les journalistes peuvent même télécharger en un clic des fichiers entiers de données brutes sur la COVID-19 depuis les sites gouvernementaux.

Et ici? C’est le désert. Croyez-le ou non, on ignore toujours au Québec (ou on le cache), après l’infection plus de 5000 travailleurs de la Santé, la proportion d’infirmières, de préposés aux bénéficiaires, à l’entretien ou de médecins contaminés. Sérieux ? Cette statistique figure pourtant dans la foultitude des datas accessibles en ligne dans les États qui ont choisi le camp de la transparence.

Pas importants, les chiffres ? C’est avec les données sur l’âge et le sexe, rares « détails » disponibles au Québec, que les médias ont pu révéler le lourd tribut payé les femmes québécoises depuis le début de la pandémie, tant dans la mort, le travail que la maladie. Fort heureusement, malgré la disette des données, plusieurs médias continuent de creuser pour extirper les « vrais chiffres » et permettre au public de prendre toute la mesure de la pandémie.

La crise actuelle ne fait qu’exacerber l’incapacité de l’État à donner aux journalistes l’accès aux données populationnelles. Des données non seulement amassées grâce à des fonds publics, mais d’autant plus essentielles, à l’heure où les gouvernements jouissent de pouvoirs étendus, pour cause de crise sanitaire.

Pour le public comme pour les médias, il est plus que temps d’ouvrir l’accès aux données. Bref, de faire parler les vrais chiffres.

 

-30-
 
Isabelle Paré est journaliste au Devoir depuis 30 ans. Diplômée en droit, elle a assuré la couverture de plusieurs secteurs de l’actualité au fil des ans, dont la politique municipale, les affaires sociales, l’éducation, la santé et la culture. Avec un intérêt accru pour les reportages de fond, elle continue de couvrir divers sujets d’actualité. Elle a remporté en 2019 le prix Jules-Fournier décerné par l'Office québécois de la langue française du Québec (OQLF) et un prix Judith-Jasmin («Reportage long – Presse écrite») en 2000.
 

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteure. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

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