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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Facebook et redevances aux médias : diviser pour mieux régner

Par Samuel Lamoureux

Candidat au doctorat en communication à l'UQAM et membre de la FPJQ

Au mois de mai dernier, nous avons appris que 14 médias canadiens, dont Le Devoir et la Coopérative nationale de l’information indépendante, avaient signé une entente personnalisée avec Facebook au sujet des redevances pour les articles journalistiques circulant sur la plateforme1.

À la fin du mois de juillet, nous avons aussi appris que trois autres médias, dont le Globe and Mail, s’étaient également entendus avec l’entreprise américaine2. Pourtant, loin de représenter des avancées, ces ententes confidentielles piègent les médias canadiens dans une stratégie emblématique de Facebook : diviser pour mieux régner.

Rappelons d’abord le contexte national. Depuis quelques mois, les législateurs canadiens aimeraient forcer les grandes entreprises américaines de la Silicon Valley, dont Netflix, à payer leur juste part pour le contenu canadien qu’elles utilisent souvent gratuitement.

Nous savons par exemple que plus de 70 % des revenus publicitaires numériques passent maintenant par Google et Facebook, ce qui affecte nécessairement les industries culturelles canadiennes.

L’Australie a d’ailleurs ouvert la voie cette année en votant un projet de loi qui force Facebook à rémunérer les médias pour la reprise gratuite de leurs contenus. On pourrait alors s’attendre à ce que notre gouvernement fédéral fasse de même dans les prochains mois.

Or historiquement, Facebook, lorsqu’elle s’est retrouvée sous pression par les pouvoirs législatifs, s’est toujours comportée de la même façon. Lorsqu’un État déclare vouloir légiférer sur les pratiques monopolistiques de l’entreprise, celle-ci tente systématiquement de contourner les législateurs en signant des ententes à la pièce avec des médias locaux dans le but d’échapper à toute tentative de régulation. Souvent ces signatures impliquent la création de mots à la mode vides de sens comme c’est le cas avec l’entente canadienne et le fameux Facebook News Innovation Test (L’expérimentation d’innovation en nouvelles de Facebook). Les médias qui signent ces accords peuvent alors se vanter d’être en avance sur leurs concurrents, même si au final cette division impacte négativement la filière médiatique à long terme.

L’exemple de la France

Prenons comme exemple le cas de la France qui a été bien documenté par les chercheurs Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard3. Au début des années 2000, Google a contourné les pressions régulatrices lors du lancement de Google France en tirant profit de la division entre les médias qui y percevaient une menace et les autres qui y voyaient une occasion d’augmenter leur part de marché. Finalement, au lieu de signer une entente nationale, Google s’est plutôt entendue individuellement avec l’Agence France-Presse en 2007, après deux ans de poursuite judiciaire, ce qui a coupé l’herbe sous le pied aux autres médias moins prestigieux. Comme dans le cas canadien, l’entente est restée confidentielle.

Le même scénario s’est reproduit avec Facebook 10 ans plus tard. Encore une fois, l’entreprise a utilisé les divisions existant au sein des entreprises médiatiques pour contourner les intentions des régulateurs.

En fin de compte, Facebook s’est entendue en 2017 avec un groupe de médias prestigieux regroupant TF1, Le Monde, Le Figaro et Le Parisien au sujet d’un programme de redevances impliquant l’utilisation d’Instant Articles, une interface permettant de publier des articles directement sur la plateforme. Comme le disent les chercheurs, l’idée derrière cet accord était de créer la vitrine médiatique la plus attrayante possible et ainsi de convaincre les autres plus petits producteurs d’information d’adopter les services de Facebook. Une stratégie qui a inévitablement porté ses fruits puisque la plupart des autres médias se sont enfoncés davantage dans l’utilisation de Facebook après l’entente, mais sans compensation financière.

Une transformation profonde des médias

Ces ententes confidentielles avec Facebook sont donc déplorables non seulement parce qu’elles sanctifient une atmosphère de concurrence dans la filière médiatique canadienne qui aurait au contraire un grand besoin de solidarité pour traverser la crise actuelle, mais aussi parce qu’elles changent de manière profonde le fonctionnement même des médias qui y participent. Pour Smyrnaios et Rebillard, la relation de compétition qui existait au départ entre Facebook et les médias s’est rapidement transformée en relation de dilution des médias au sein des grandes plateformes. Cela veut dire que les médias qui se sont le plus implantés au sein des grandes plateformes ont aussi adopté la rationalité induite par les plateformes, notamment les concepts de marchandisation et de datafication des usagers, ce qui transforme profondément les valeurs d’intérêt public des grands médias.

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Nous savons que le but d’une plateforme, du moins lorsqu’elle est exploitée par une entreprise privée, est d’attirer le plus grand nombre d’utilisateurs et de capitaliser sur la récolte et la massification de leurs données personnelles, le tout dans le but de prévoir le comportement de ses utilisateurs pour les fidéliser davantage. Les médias qui adoptent la mentalité Facebook ont donc tendance à privilégier la circulation et la promotion aux dépens de la production des articles.

Cela veut dire que des journalistes « spécialistes de Facebook » sont engagés dans les salles de rédaction dans le seul but de promouvoir des articles déjà écrits et d’interagir avec les lecteurs sur les réseaux sociaux.

Facebook offre aussi des outils de mesure d’attention, ce qui permet d’analyser en temps réel la performance sociométrique des articles. Les journalistes reçoivent donc des rapports chaque jour indiquant comment leurs articles ont performé sur les réseaux sociaux et comment ceux-ci pourraient améliorer leur performance la prochaine fois, des rapports qui remettent en question les valeurs traditionnelles du journalisme (intérêt public, équilibre, impartialité).

On voit ici toute la toxicité que peuvent représenter les ententes confidentielles avec Facebook. Non seulement ces ententes (qui ne tiennent même pas compte des articles déjà publiés) prouvent que certains médias espèrent sauver leur peau au lieu de transformer leur profession de manière générale, mais en plus ces alliances, et les recherches le démontrent, ont tendance à changer le fonctionnement des médias de l’intérieur. Pour les médias collaborant avec Facebook qui se vantent aujourd’hui d’être à la fine pointe des innovations technologiques, il faudrait rappeler que cette avance se mutera probablement en victoire à la Pyrrhus qui les rongera de l’intérieur. D’où la nécessité pour les autres médias de résister et de parier plutôt sur une entente globale qui favorisera l’ensemble de la profession.

1 « Facebook paiera pour des liens d’articles de médias canadiens, dont Le Devoir », Le Devoir, 25 mai 2021

2 « Rémunération des nouvelles : le Globe and Mail et d’autres médias se joignent au programme de Facebook », Le Devoir, 28 juillet 2021

3 « How infomediation platforms took over the news : A longitudinal perspective ». The Political Economy of Communication, Smyrnaios, N., & Rebillard, F. (2019)

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