Billets

Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Comment ça va chez vous ?

Par Isabelle Paré

Ras-le-bol d’être envoyé spécial en direct du fin fond de votre salon, marre d’être assignés à résidence, soupé des télé-entrevues en linge mou, scotchés à vos cellulaires? Rassurez-vous, en ces heures pandémiques, vous n’êtes pas seuls à maudire la nouvelle façon de rendre compte de l’actualité et de l’humeur du temps. 

Hormis, la poignée de journalistes qui ont encore le privilège de faire des reportages « terrain » déployés en sols infectieux, la majorité des journalistes sont abonnés au télétravail et leurs routines de travail n'auront jamais été aussi physiquement désincarnées, platement monotones, et privées du miel des face-à-face et des contacts humains. 

Devenu le sujet de couverture du siècle, la catastrophe sanitaire, monomanie mondiale, emporte non seulement dans son sillage toute l’attention médiatique, mais extirpe chaque jour un peu plus le suc de la pratique du métier. Celui qui passe par le frottement des idées, l’émulation des salles de presse et par le choc de la rencontre avec l’autre. 

Pour plusieurs d’entre nous, ces derniers mois, le seul millage au compteur se résume au nombre de pas foulés entre leur frigo et leur clavier d’ordinateur. La pandémie a recadré la vie quotidienne de milliards de Terriens, de mille et un métiers, et n’épargne pas ceux qui prennent le pouls du monde. 

D’ailleurs, polyvalence et nécessité obligent, presque toute la gente journalistique est maintenant mobilisée et conscrite par la couverture pandémique, appelant les journalistes spécialisés de tous secteurs à se réinventer quotidiennement. Le silence radio imposé aux théâtres, aux salles de concert, la paralysie des restaurants et l’arrêt forcé du tourisme mondial ont coupé le sifflet à nombre de nos collègues qui, privés de leurs terrains de jeu usuels, sont allés faire voir leurs plumes ailleurs. 

« Ça fait 30 ans que je couvre des spectacles trois à quatre soirs par semaine. Mon métier a changé radicalement. Là, je suis branché sur la ‘soft news’, sur le pipeline des articles ‘human interest’», confiait cette semaine un journaliste culturel, convié à une réorientation professionnelle obligée. 

Un autre, excédé d’écrire des papiers sur la vie de vedettes confinées, priait pour que le télétravail ne devienne pas la nouvelle norme prônée par les patrons de presse. 

Pour bien des spécialistes des sphères culturelle, musicale, culinaire ou sportive, le baromètre de la nouvelle est presque tombé à plat pendant des semaines, la plupart devant se contenter de miettes et contenus minimaux, arrachés çà et là aux bulletins de nouvelles. 

« Mon prochain projet de voyage, c’est toujours ce qui m’a tenu en haleine », raconte Gary Lawrence, chroniqueur voyage au Devoir et rédacteur en chef de la revue de plein air Espaces. « On attend le vaccin. On ne sait pas quand notre beat va redémarrer ni comment envisager le futur avec peut-être le risque d’autres pandémies. On a tous un plan B en tête. » 

Plongeon pandémique 

Bien que follement grisante dans son contenu, la couverture de la pandémie n’en reste pas moins une épreuve pour ceux qui plongent pour la première fois dans le labyrinthe complexe du réseau de la santé, et doivent négocier avec son jargon scientifique et technique. Une étude réalisée en pleine pandémie l’hiver dernier pour le compte de l’Institut Reuters d'Oxford par l’Université de Toronto révélait que 74% des journalistes affectés à la présente crise sanitaire n’étaient pas des spécialistes de la santé, et se disaient parfois inquiets face à leurs capacités, notamment de s’assurer de la fiabilité des informations obtenues. 

Ces derniers mois, les journalistes se sont retrouvés à la fois observateurs et victimes de la pandémie, touchés de plein fouet professionnellement, mais aussi personnellement. Soit par la perte de revenus, soit par les montagnes russes imposées par le télétravail, soit par la perte d’un proche alors même qu’ils couvraient la crise. De quoi composer un cocktail émotif explosif, parfois lourd à porter. 

D’ailleurs, l’étude de Reuters, réalisée par un spécialiste torontois du traitement des traumatismes chez les journalistes affectés à des événements extrêmes et des zones de guerre, a mesuré que le quart des reporters sondés pendant la pandémie présentaient des symptômes compatibles avec l’anxiété généralisée. Et ce, même avec en moyenne 18 ans d’expérience derrière la cravate. 

Combien de journalistes gardent des souvenirs mémorables de tombées épiques et de Zoom chaotiques, gérés avec leurs marmots dans les pattes ? La disparition des frontières entre vie personnelle et professionnelle jouerait pour beaucoup dans les seuils d’anxiété observés, selon ce spécialiste. Sans compter que 60% des journalistes interrogés ont dit enfiler plus d’heures de travail et produire plus de contenus qu’à l’habitude. 

 

Zones de réconfort 

Mais la déferlante pandémique a aussi des effets positifs. Bien des journalistes sont amenés à explorer des angles inédits de couverture, alors que les événements qui marquent le calendrier dans leur secteur de l’information sont encore au point mort. « On doit sortir des histoires humaines, explique Robert Frosi, journaliste sportif et vétéran de l’information à Radio-Canada. On s’est adaptés à cette manière de travailler, en développant davantage d’histoires personnelles sur des athlètes. Ça change complètement l’approche, convient-il. Ça reste tout de même difficile de se tailler une place au Téléjournal. » 

Robert Frosi en a notamment profité pour produire un documentaire intimiste sur la femme et la fille de Gerry Roufs, navigateur canadien, disparu en mer lors du Vendée Globe de 1997. Une aventure qui l’a enrichi tant au plan journalistique qu’au plan humain, insiste ce reporter, dont le documentaire sera diffusé au tournant de la prochaine année. 

Trouver l’équilibre entre les faits et les émotions, savoir /doser l’espoir et la crainte, négocier vie familiale et sursauts professionnels… À n’en pas douter, jouer les funambules sur ce fil ténu fait désormais partie de la vie de bien des journalistes, et risque de le rester pour les prochains mois. 

Retour à la liste des nouvelles
 

Inscription à l'infolettre

Restez informé(e) de nos nouvelles et des activités à venir