Par Jeff Yates
C’est là un extrait d’un courriel qui m’a été envoyé lundi dernier.
L’auteur ne m’écrivait pas pour critiquer un reportage en particulier, ou pour m’indiquer son mécontentement sur un aspect précis de mon travail. Non. C’était un vomissement de haine en général sur mon équipe, les Décrypteurs, selon lui la pire honte de l’histoire du journalisme, une machine à propagande au service du gouvernement, des pharmaceutiques, de l’élite satanique qui mène supposément le monde, alouette.
À une autre époque, j’aurais considéré ce message comme une exception. En plus de cinq ans sur le beat de la désinformation, j’ai eu droit à mon lot de messages agressifs et cinglants. Mais des menaces du genre ? Jamais.
Aux Décrypteurs, depuis le début de la pandémie, nous recevons désormais des messages du genre au moins une fois par semaine.
On nous a tantôt avertis que si on continuait à faire ce qu’on fait « le peuple va se soulever et vous allez pendre ». Ou encore qu’on “« mérite une balle dans la tête ». Des Français nous ont traités maintes fois de « collabos », une expression qui porte dans ce pays une connotation assez sordide, associée aux collaborateurs du régime nazi. Ils ont été exécutés après la guerre, les collabos. Décrypteurs, collabos de qui ? De quoi ? On ne nous le dit pas. Mais le message est clair.
Tout ça pour dire que le ton a monté de plusieurs crans depuis quelques semaines.
Certes, la boîte de réception des Décrypteurs n’est pas représentative de la population en général. Nous sommes constamment exposés au pire que le Web a à offrir, et notre visibilité attire vers nous les éléments les plus radicaux des plus profonds marécages des réseaux sociaux. Je me dis par contre que cet élan de violence pourrait être la fièvre qui fait partie des symptômes d’une maladie plus grave.
En fin mars, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) qualifiait la situation d’infodémie. Déjà, le 30 janvier, alors que le mot COVID-19 n’existait toujours pas et que l’épidémie était confinée à l’Asie, j’écrivais que le coronavirus représentait une « crise de désinformation sans précédent ».
C’est beaucoup, beaucoup, beaucoup plus grave depuis, pire que même mon pessimisme habituel ne me permettait d’imaginer.
Il y a eu une certaine prise de conscience du problème dans la population en général. Que ce soit mes amis qui me confient trouver inquiétant de voir des gens de leur entourage - éduqués, critiques, normalement bien informés - partager des vidéos YouTube conspirationnistes, ou la montée de lait de Simon-Olivier Fecteau contre l’abondance des complots, ou les politiciens un peu partout au monde qui constatent, ébahis, que de plus en plus de leurs électeurs les harcèlent avec des questions bizarres à propos de la 5G et de la COVID-19, je pense qu’on ne peut plus se cacher le fait que notre infrastructure de l’information est gravement malade.
Si vous êtes tentés de vous dire « ah bien on vit une situation exceptionnelle, c’est normal que les gens capotent un peu », vous avez en partie raison. Toutefois, je pense que cette crise n’est pas une étincelle qui a causé un brasier de désinformation, mais plutôt une loupe qui met en lumière les problèmes qui étaient présents bien avant que Wuhan n’ait commencé à faire les manchettes.
Dans la deuxième décennie du XXIe siècle, l’humanité s’est livrée à une vaste expérience scientifique inédite, impensable à toute autre époque : qu’arrive-t-il quand on connecte la planète entière à l’aide de plateformes de communication privées et tellement immenses qu’elles sont ingérables, où la popularité propulse des messages, peu importe leur provenance, leur pertinence ou leur véracité, à la vitesse de la lumière ? Où tout citoyen ordinaire peut rejoindre des dizaines de milliers de gens en un clic ? Où on encourage à consommer l’information en petites parcelles simples et digestes qui peuvent ensuite être partagées comme autant de photos de chiens ou de tranches de vie quotidiennes pour définir notre identité numérique ?
La réponse, nous l’avons. Ce qui arrive, c’est ça. C’est « allez donc tous boire un grand verre d’eau de Javel. »
Cette crise a simplement amplifié des problèmes majeurs dont nous avons vu des manifestations ici et là au cours des dernières années. Rappelez-vous les fameux trolls russes pendant l’élection américaine de 2016. Pizzagate. La conspiration QAnon. Le mouvement qui encourage les femmes enceintes à donner naissance sans aide médicale et sans sage-femme. La montée en popularité des fanatiques de la Terre plate. L’accélérationnisme néonazi. Toutes des petites poches de radicalisation portées et entretenues par notre infrastructure de l’information.
Des petites communautés extrêmes comme celles-ci, il en existe depuis longtemps. Peu importe le sujet, on peut trouver, si on creuse, des groupuscules de fanatiques qui remettent en question la « version officielle » et qui affirment posséder une sorte de vérité issue de révélations quasi religieuses. Il y a quand même des gens qui pensent très sérieusement que le Moyen-Âge n’a jamais eu lieu.
En concentrant l’attention de l’humanité entière sur un seul sujet, jour après jour, la pandémie actuelle a fait en sorte qu’il est impossible d’ignorer le constat que quelque chose ne tourne pas rond avec l’information en cette ère Zuckerberg.
Détrompez-vous, l’infrastructure de l’information n’est pas brisée; elle fonctionne exactement telle que conçue. Ce n’est pas les failles de Facebook, de Twitter ou de YouTube qui sont en cause, mais bien le concept même voulant que l’information doive aujourd’hui transiger dans leurs sillons.
Peut-être que le ton baissera quand la pandémie se résorbera. Mais nous allons quand même tôt ou tard en subir les conséquences. Les prêtres et les prêtresses de l’apocalypse version conspirationniste ont vu leurs auditoires exploser en quelques semaines. Des vagues de mécontentement frappent à peu près tous les pays en confinement. Si on s’inquiétait, il y a quelques semaines, que des fanatiques du complot cherchaient déjà à remettre en question le vaccin contre la COVID-19 avant même qu’il n’ait été mis au point, voilà que la nouvelle mode ces jours-ci est à discréditer les tests de dépistage.
On n’est pas sortis du marécage.
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Depuis 2014, Jeff Yates a fait, de la désinformation sur le Web, sa spécialité journalistique. Après avoir créé le blogue Inspecteur viral au journal Métro – la première plateforme de démystification de fausses nouvelles virales issues d’un média d’information québécois – il est rapidement devenu une référence dans le domaine. Il est aujourd’hui journaliste avec les Décrypteurs, l'équipe de Radio-Canada dédiée à la lutte à la désinformation sur le web.
Les propos reproduits ici n’engagent que leur auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.