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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Vous avez dit « censure » ?

Par Jean-François Cliche 

Nous sommes en plein été. Un spectacle musical provoque une controverse. Sur les réseaux sociaux, des militants s’activent pour organiser une manif et demander l’annulation du spectacle. De l’autre côté de la clôture, les fans de l’artiste montent au créneau pour défendre sa liberté d’expression.

Cela vous rappelle quelque chose ?

Pour quiconque suit un tant soit peu l’actualité québécoise, la réponse est « oui, forcément ». Parce qu’il y a eu l’« affaire SLAV » cet été, bien sûr, mais aussi parce que c’était loin d’être la première fois que l’on assistait à ce genre de manège — même si on semble l’avoir oublié.

 

À l’été 2015, des militants de Rimouski avaient demandé l’annulation d’un spectacle du rappeur québécois Sleig à cause de ses paroles (très) dégradantes pour les femmes et les homosexuels. Même le député du coin, Harold Lebel, avait dénoncé le chanteur. 

 

Un sit-in avait été organisé, mais, en bout de ligne, c’est la manif, et non le spectacle, qui a dû être annulée à cause de commentaires violents publiés sur Facebook par les fans du rappeur.

 

Le même été, pas moins de 21 000 personnes ont signé une pétition réclamant l’annulation du concert que le rappeur new-yorkais Action Bronson, lui aussi connu pour des textes férocement misogynes, devait donner au festival Osheaga, à Montréal. Il n’avait finalement pas pu se présenter, prétextant des « problèmes de transport ». L’été d’avant, plus de 40 000 personnes avaient apposé leurs noms sur une pétition semblable pour dénoncer sa venue à Toronto.

 

Le pattern est toujours le même. Mais l’affaire SLAV a dévié du patron habituel sur un aspect en particulier, soit l’ampleur du ressac contre les manifestants, qui fut sociétal, et l’unanimité avec laquelle on a dénoncé un acte de « censure ». Dans le cas des rappeurs misogynes, le terme a bien été évoqué ici et là, mais sans plus. Dans le cas de SLAV, du Journal de Montréal jusqu’au Devoir en passant par quelques observateurs universitaires, la grande majorité des commentateurs l’ont utilisé et s’en sont scandalisés — à plusieurs reprises dans certains cas — et c’est un point qui me dérange pas mal, je dois dire.

 

D’abord, il est évident que, si la définition de la censure varie selon que l’on est d’accord ou non avec ce qui est dit, selon l’acceptabilité sociale de l’artiste et selon l’envergure de son œuvre, on a un problème. La question de savoir si l’annulation (obtenue ou réclamée) d’un spectacle est de la censure ne devrait pas être un concours de popularité.

 

Ensuite, le terme est mal choisi. Certes, dans le cas de SLAV, le résultat final fut le même : le spectacle n’a pas eu lieu. Mais le point de départ et le processus ont leur importance dans la notion de censure. Et ce point de départ, ce sont des… gens qui s’expriment. J’ai beau avoir été très déçu par la capitulation du Festival de jazz, j’ai beau trouver que le concept d’« appropriation culturelle » s’applique dramatiquement mal au travail de Robert Lepage, il reste que ces gens-là avaient le droit d’être fâchés par l’absence relative des Noirs dans la distribution de SLAV, ils avaient le droit d’être contre sa présentation, ils avaient le droit de le dire et ils avaient le droit de manifester.

 

On ne parle pas ici d’un cabinet de ministre qui empêche la publication d’un rapport embarrassant. Ni d’une Église catholique dominante comme celle d’avant 1960 qui mettait des œuvres à l’Index. Ni d’une grosse entreprise qui menace un média de retirer sa publicité après la publication d’une chronique défavorable. Rien de tout cela. Le point de départ de l’affaire SLAV, ce n’est pas une personne qui se sert de sa position de force pour supprimer toute parole contraire à ses intérêts ou à ses convictions. Ce n’est rien de plus que des citoyens qui exercent leur liberté d’expression.

 

Et on appelle ça de la censure ? Je regrette, ça n’en est pas. Dans une société démocratique, manifester pour l’annulation d’un spectacle n’est pas un acte de censure, c’est un droit fondamental. Ni le fait que j’étais en faveur de la présentation de SLAV, ni le fait que j’admire l’œuvre de Robert Lepage n’y changent quoi que ce soit.

 

Jean-François Cliche est journaliste scientifique pour Le Soleil et signe la chronique « Polémique » dans Québec Science. Il est également coauteur des livres En chair et en maths avec le mathématicien Jean-Marie De Koninck.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion. 

 

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