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Depuis janvier 2018, vous retrouvez chaque semaine, à la fin de votre lettre InfoFPJQ, sous la plume de journalistes et chroniqueurs bien connus, un point de vue ou une analyse sur l’actualité médiatique.

Les propos reproduits ici n’engagent que l’auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion.

Pour qui écrivons-nous, au juste ?

Par Jeff Yates  

Il est rare qu’un article de journal change la perception que j’ai de mon beat. C’est pourtant ce qui m’est arrivé quand un texte du Journal de Québec publié en 2016 s’est remis à circuler sur les réseaux sociaux, puis m’est tombé sous les yeux en apparaissant dans mon fil d’actualité. 

L’article reprend des chiffres de l’Institut de la statistique du Québec pour 2012 et indique que 27 % des Québécois possédant un diplôme universitaire sont dits « analphabètes fonctionnels », c’est-à-dire qu’ils savent lire mais qu’ils ont du mal à parcourir de longs textes et à repérer les informations qui y sont contenues. 
 

Je suis allé voir les chiffres moi-même. Bien que le rapport n’utilise pas l’expression « analphabète fonctionnel », le constat est le même. Quelque 53 % des Québécois âgés de plus de 16 ans ont une compétence en littératie de niveau 2 ou moindre. Chez les 45 à 65 ans, cette proportion grimpe à 64,5 %. 
 

Voici un exemple d’une tâche qu’une personne de compétence en littératie de niveau 2 est capable d’accomplir, selon le rapport : « Trouver sur une page Internet le numéro de téléphone de l’organisateur d’un événement ».  
 

Il faut passer au niveau 3 pour être capable de « comprendre des textes denses et longs » et d’« évaluer plusieurs informations ». 
 

En d’autres mots, un Québécois sur deux ne serait pas capable de lire le présent texte et d’en retirer des informations cohérentes. 
 

Tout d’un coup, le climat sur les réseaux sociaux a du sens. On comprend vite pourquoi le mème, cette image provocante accompagnée d’une ou deux lignes de texte, est devenu une source d’information pour certains. C’est un format facilement digestible pour une personne qui a du mal à lire un article de journal. On comprend aussi pourquoi tant de gens se précipitent dans la section des commentaires sans lire l’article. Peut-être le titre est-il la seule partie du texte qui leur soit utile.
 

On a tendance à se moquer du stéréotype du « boomer fâché » qui partage des mèmes douteux sur les oléoducs, plutôt que de s’informer auprès de sources fiables. Et si le mème était fait sur mesure pour répondre à ses besoins ? Qu’il s’agissait d’un moyen de communication qui lui est facile à comprendre et qui le représente ? Que le mème lui permet de participer, à sa façon, à la vie citoyenne ? 
 

Ces chiffres expliquent aussi les défis du fact-checking. On contredit une information erronée, présentée en un paragraphe sur Facebook, avec un texte de 750 mots qui renvoie à trois sources d’information différentes. Pas surprenant que le message ne passe pas, voire qu’il est perçu comme pédant. 
 

Ça va encore plus loin. 
 

Je lisais dernièrement un extrait de Hate, Inc., le nouveau livre à paraître du vétéran journaliste politique américain Matt Taibbi. L’ouvrage se veut une douloureuse autopsie du dysfonctionnement du système médiatique américain. Tout ne s’applique pas au Québec, mais il y a toutefois des leçons à en tirer. 
 

Par exemple, M. Taibbi fait remarquer que le journaliste moyen ressemble de moins en moins à la population qu’il est censé servir. Le journaliste en 2019 doit non seulement posséder au moins un baccalauréat, mais il doit aussi très souvent accomplir un stage non rémunéré et vivre dans une grande ville, où le coût de la vie est beaucoup plus élevé qu’ailleurs. Résultat : les journalistes sont de plus en plus issus de la classe moyenne élevée, qui jouit de plus de moyens. 
 

On parle souvent du manque de diversité culturelle dans les médias, mais on parle moins du manque de diversité socioéconomique. D’après M. Taibbi, les journalistes issus de la classe moyenne élevée se sentent à l’aise au sein des institutions, comme le gouvernement ou les universités, contrairement à l’ensemble de la population. Ils tendent aussi à faire appel à des sources qui leur ressemblent, c’est-à-dire d’autres gens issus de la même classe sociale : des politiciens, des fonctionnaires, des chercheurs – des experts, quoi.  
 

En résulte une couverture qui contient presque uniquement des points de vue de la même tranche sociale, axée sur des enjeux qui lui tiennent à cœur, rapportés par des gens issus de cette même classe. À la longue, cela, couplé avec le faible niveau de littératie, peut avoir pour effet d’aliéner une bonne partie de la population. 
 

C’est une réflexion intéressante, qui est pertinente ici aussi, jusqu’à un certain point. 
 

Je faisais remarquer, dans L’État du Québec 2019, qu’il y a une tendance généralisée en Occident à contourner les institutions en trouvant des solutions de rechange sur le Web. C’est ce qu’on voit aussi avec l’information. 
 

Prenez, par exemple, ce qui est sans doute une des vidéos les plus consultées durant la campagne électorale de l’automne dernier. On y voit un homme assis dans son véhicule. Dans un crescendo de colère, il énumère les aliments sur sa liste d’épicerie ainsi que leur prix, faisant remarquer à l’ancien premier ministre du Québec, Philippe Couillard, l’absurdité de sa déclaration comme quoi on peut nourrir une famille avec 75 $ par semaine. 
 

La vidéo a été regardée 737 000 fois et partagée plus de 27 000 fois. Pas un seul article, un seul reportage, une seule chronique sur cette gaffe de M. Couillard n’a atteint autant de gens sur les réseaux sociaux. 
 

Bon nombre de Québécois se retrouvent dans des groupes sur Facebook, partagent entre amis des informations qui leur parlent, diffusées par des gens qui leur ressemblent. Ils ne veulent plus faire confiance aux talking heads et aux experts. Jusqu’à récemment, les médias avaient le monopole de l’information et pouvaient donner le ton de la conversation nationale. Ce n’est plus le cas. 
 

En nous criant « fake news » par la tête, en discréditant nos articles sans même les avoir lus, on essaie sans doute de nous passer un message.  

 

Depuis 2014, Jeff Yates a fait, de la désinformation sur le Web, sa spécialité journalistique. Après avoir créé le blogue Inspecteur viral au journal Métro – la première plateforme de démystification de fausses nouvelles virales issues d’un média d’information québécois – il est rapidement devenu une référence dans le domaine. Il est aujourd’hui chroniqueur à Radio-Canada.  
 

Les propos reproduits ici n’engagent que leur auteur. La FPJQ ne cautionne ni ne condamne ce qui est écrit dans ces textes d’opinion. 

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